- 31 juillet 2025
- Presse écrite
Écoles d’art : la leçon #MeToo toujours en cours d’apprentissage
Harcèlement, agressions, comportements inappropriés, rapports de pouvoir détournés… Dans certaines écoles d’art, la proximité entre élèves et professeurs dépasse trop souvent le cadre pédagogique et ouvre la voie à des abus. Cinq ans après #BalanceTonEcoleDArt, nous avons recueilli de nombreux témoignages qui révèlent un système encore très permissif.
Marie* intègre une classe préparatoire, en septembre 2018, à l’école d’art « Le Concept » à Calais. Son début d’études est obscurci par une soirée qui a brutalement changé le cours de son année. Ce soir-là, raconte-t-elle, elle et deux de ses camarades croisent leur enseignant de peinture, Christophe*, dans une exposition. « Il nous a proposé d’aller boire un verre en face de l’établissement. Nous avons accepté », se remémore l’ancienne élève. « Je voulais m’asseoir en face de lui, mais il a étrangement insisté pour que je m’installe à sa gauche ».
Bien que trouvant curieux son comportement, elle ne refuse pas sa demande et s’installe à côté de lui. « En me demandant d’où je venais, il posait sa main sur le haut de ma cuisse de manière ponctuelle. Il la laissait longtemps à l’intérieur de ma cuisse, assez proche de mon sexe ».
En état de sidération, elle n’enlève pas sa main. Le supplice dure 40 longues minutes, durant lesquelles ses amies, conscientes de sa détresse, n’osent pas réagir. « Je suis rentrée chez moi et j’ai pleuré toute la soirée. J’ai pris conscience que j’avais subi des attouchements par ce professeur, et je n’en ai parlé à personne, pas même à mes parents. Je me sentais sale, mais je minimisais les faits ».
Affiche tirée du projet Les mots de trop, outil de lutte lancé en 2020 par des étudiantes en écoles d’art pour visibiliser les violences sexistes et sexuelles et accompagner la libération de la parole © Les mots de trop
À l’époque, en 2018, le mouvement #MeToo a certes déjà permis à de nombreuses femmes à travers le monde de briser le silence autour des violences sexuelles et sexistes, notamment dans les milieux professionnels et artistiques. Beaucoup peinent cependant encore à s’affranchir de tout sentiment de peur, de honte ou d’isolement, surtout quand les faits surviennent dans un contexte où l’enseignant représente une figure d’autorité pour ses étudiants. Comme d’autres victimes, Marie se sent seule, coupable et tétanisée, et peine à mettre des mots sur ce qu’elle a subi.
Lors d’un trajet en février 2019, bien qu’elle fuit Christophe, elle se retrouve dans sa voiture, faute de places dans un autre véhicule. Il remarque qu’elle est fragilisée par des problèmes familiaux, et lui demande son numéro pour lui venir en aide. Elle s’exécute, c’est alors le début du harcèlement : « Le jour de la Saint-Valentin, il m’a envoyé des messages toute la journée pour m’inviter au restaurant. Je n’ai jamais répondu ». Quelques jours plus tard, l’étudiante raconte son histoire à une autre professeure, qui la croit et lui permet de se réfugier dans son atelier lorsqu’elle a cours avec Christophe.
La direction de cet établissement, a-t-elle été mise au courant de ses agissements ? Stephen Tournon, son directeur, confirme « deux ou trois remontées » concernant des propos ou gestes inappropriés de la part de ce professeur envers une autre enseignante et d’autres élèves. L’école, qui accueille chaque année 700 élèves dont une quinzaine d’étudiants en classe préparatoire aux écoles supérieures d’arts, avait alors tenté en décembre 2020 d’en savoir plus, via un mail envoyé à plusieurs victimes potentielles, dont Marie.
« On a compilé un certain nombre de propos pour les confronter à Christophe. Il s’est défendu, mais il était clair qu’on ne pouvait plus travailler avec lui », résume M. Tournon. Le professeur a finalement été éloigné du cursus et n’a aujourd’hui « plus aucun lien avec l’école », affirme-t-il. En l’absence de plaintes, il était de toute façon « compliqué de faire plus », selon lui.
Aujourd’hui, Marie se dit rassurée par la décision de l’école de stopper la collaboration avec cet enseignant : « ça me donne la sensation qu’on a été écoutées et qu’effectivement, c’était quelque chose de grave, je n’étais pas folle ! »
Mais la mise à l’écart pose encore question. Plusieurs posts Instagram que nous avons consultés, font la promotion en mai 2023 d’un atelier pour des enfants de 7 à 10 ans, animé dans l’école par Christophe et une autre artiste. Contactée, celle-ci se dit « choquée et navrée » d’apprendre que son binôme a pu avoir, par le passé, un comportement problématique, mais assure n’avoir jamais été témoin de gestes ou d’attitudes déplacés, ni envers elle, ni envers les enfants. Recontacté, Stephen Tournon, le directeur, n’a pas donné suite à notre demande d’explications sur le retour de cet enseignant après son éviction. Quant à Christophe, il n’a jamais donné suite à nos sollicitations.
D’après le Baromètre 2023 de l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur, 27 % des étudiant·es déclarent avoir été victimes de violences sexistes, sexuelles ou LGBTQIA+phobes durant leur cursus. © Alexandre Da Cunha
L’art… de la proximité
Marie n’est pas la seule à s’être confiée, les témoignages que nous avons recueillis évoquent aussi des pratiques singulières d’encadrement des étudiants qui se perpétuent, souvent basées sur la construction d’une proximité entre élèves et professeurs. Une réalité décrite aussi bien par les étudiants que par les responsables des écoles, et qui a mené à des abus dans plusieurs établissements. Lancé en 2020, le hashtag #Balancetonecoledart a libéré la parole de victimes, notamment aux Beaux-Arts de Marseille et de Paris. C’est le cas aussi à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts (ISBA) de Besançon où des faits de harcèlements, d’agressions sexuelles et de viols ont été dénoncés en 2020, visant des membres de l’équipe pédagogique. Deux plaintes ont été classées sans suite, mais l’ancien directeur a été suspendu, pour faute grave, par la municipalité.
De « chaleureuse », l’ambiance était devenue « pesante » après ces révélations, se souvient Jean*, alors étudiant à l’ISBA. « On sentait qu’il y avait des tensions, l’école était déserte », abonde David*, un de ses camarades de l’époque. Tous deux dénoncent l’attitude « permissive » de la direction qui autorisait des soirées dans l’établissement jusqu’à 7 heures du matin et un rapport professeurs-élèves « très inhabituel » : « on était comme des potes, on prenait des verres ensemble, on se tutoyait, et ce ne sont pas des choses que l’on retrouve dans les écoles classiques », s’étonne encore aujourd’hui Jean.
À Dijon, Émilie*, qui a étudié à l’ENSA de 2020 à 2025, évoque aussi des rapports profs-élèves problématiques comme cet enseignant qui propose par SMS des soirées aux élèves à l’extérieur de l’établissement. Selon elle, la vocation artistique des étudiants change les perspectives : « On est de jeunes artistes, formés par des artistes. C’est plus cool, même si ça peut créer des ambiguïtés ! »
La communication par SMS plutôt que par mail, le tutoiement et les familiarités durant des soirées festives… Des étudiants se disent choqués par ces attitudes « border » de certains professeurs, toujours à la limite de la ligne rouge. Des relations qui alimentent la suspicion qu’un élève soit favorisé par rapport à d’autres lors des évaluations. D’autres dénoncent plus encore l’abandon des conventions académiques qui favorise des dérapages plus graves : « un professeur qui danse collé-serré avec une élève, sans que ce soit forcément consenti », se souvient Sophie*, une ancienne étudiante diplômée en 2022 ; « un enseignant qui dort sur le canapé d’une élève après une soirée arrosée » rapporte un autre témoin. « Dégoûtée », Marie a quitté l’ENSA en 2023 et tourné le dos à toute activité artistique, même dans le cadre de ses loisirs.
À voir aussi : Poser nu pour des étudiants en école d’arts
À Dijon, rumeurs, photos et provocations
En 2019, Marie s’éloigne du Nord, pour continuer ses études à Dijon, à l’École nationale supérieure d’art et design (ENSA), qui compte environ 200 élèves. Après quelques semaines de cours, un incident va lui rappeler de mauvais souvenirs : son professeur de dessin la photographie à son insu, alors qu’elle dessine un modèle nu. « J’ai des formes généreuses au niveau des fesses. Tout s’est fait dans mon dos, ce sont les autres élèves qui l’ont vu prendre la photo ». Parmi les étudiants scandalisés, certains communiquent immédiatement l’information à la directrice de l’époque. Selon eux, l’enseignant est alors convoqué, et prié de supprimer la photo litigieuse. Quand il revient en classe, rapporte une ex-étudiante, il affirme d’un ton « provocateur » qu’il a effacé toutes les images de son ordinateur.
Interrogé par mail, le professeur rejette en bloc ces accusations : il affirme ne prendre des photos durant ses cours que pour faciliter la notation des travaux, souligne qu’il ne s’agissait pas ce jour-là de peindre des nus mais des objets de la vie quotidienne, et nie avoir eu une attitude provocatrice en annonçant aux élèves qu’il avait effacé les photos. Il déclare que l’absence de règles claires sur le droit à l’image a pu créer à l’époque un malentendu : « J’en prends la mesure. Depuis, j’ai modifié mes pratiques : je ne photographie plus de groupes sans autorisation et ne conserve que des images de travaux, dans un cadre strictement pédagogique ».
D’anciens étudiants parlent pourtant d’un enseignant qui avait « la réputation de tout prendre en photo ». Jusqu’à suspecter l’existence d’une « banque d’images ». Un point que, là encore, le professeur réfute. Il précise conserver « certaines photos de travaux, comme la majorité des enseignants, pour documenter les exercices réalisés » et faciliter la notation, mais ne les avoir jamais partagées, notamment sur les réseaux sociaux. Il affirme par ailleurs ne pas tutoyer ses élèves, ni les fréquenter en dehors du cadre scolaire, contrairement aux pratiques de certains de ses collègues, et souligne que les modèles vivants qui interviennent à l’école « n’ont jamais exprimé le moindre grief quant à (son) comportement ».
Six ans après l’incident rapporté par Marie, le comportement de cet enseignant continue pourtant d’alimenter les conversations à l’école. Lors de notre visite sur place au printemps dernier, un étudiant en première année a ainsi évoqué le cas de l’enseignant en question. L’actuelle directrice de l’ENSA, Amel Nafti – en poste depuis 2023 -, n’a pas entendu parler de photos et alerte : « dans un écosystème où tout le monde se connaît », il faut « faire attention aux rumeurs », prévient Mme Nafti. Les écoles d’art voient se côtoyer des personnalités « hypersensibles » et « individualistes » ainsi que des « égos surdimensionnés », à qui on demande de « travailler avec l’intime, le corps, mais aussi les émotions », voire les traumatismes. « Tout ceci crée un cocktail explosif. Ajoutez à cela des gens qui sont en poste depuis longtemps », et « des rumeurs dont on ne se débarrasse plus, et ça peut être grave », analyse la directrice, visiblement affectée de devoir répondre d’histoires anciennes. « Ce milieu ne s’embarrasse pas de preuves », il est donc toujours important d’« éclaircir la situation », selon elle.
Dénoncer les agissements des enseignants ne serait pas non plus sans risques, d’après des anciens. Des étudiants, pour la plupart membres du syndicat Massicot qui réunit des élèves en art et design, estiment aujourd’hui avoir été exclus ou ne pas avoir été admis en master à cause de leur engagement politique et de leur mise en cause de membres de l’équipe pédagogique de leur école.
En poste depuis 2023, la directrice Amel Nafti insiste sur sa préoccupation d’amener les enseignants à clarifier les modalités d’évaluation et d’admission dans les classes supérieures. Au cœur des suspicions, « les commissions de passage » devant lesquelles les étudiants sont auditionnés en fin d’année : « la transparence est un grand combat pour ne plus rendre aussi facile le fait de pouvoir se venger d’un élève », commente-t-elle.
La responsable de l’établissement admet également que le tutoiement censé « faciliter l’intégration » peut être problématique car « l’utopie de l’égalité » dans les relations professeurs-élèves peut conduire selon elle à des abus. Mais elle reconnaît aussi son impuissance à changer cette pratique très ancrée parmi les personnels de l’établissement.
S’ils peuvent paraître lents, des progrès semblent toutefois en cours dans le petit monde des écoles d’art. À Dijon, les élèves sont incités à témoigner en cas de problèmes. Des référents discriminations ont également été désignés et des cellules d’écoutes vont voir le jour dans les prochains mois, promet Amel Nafti.
À Calais, une prise de conscience a eu lieu depuis les faits graves dont Marie a été la victime. « Nous avons une responsabilité ! », admet sans détour le directeur de l’école, Stephen Tournon, qui aspire à des pratiques « exemplaires » et revendique la nécessité de respecter une « barrière d’âge » : « moi, je ne vais pas boire de coups avec des gamins ! » Un manuel d’auto-défense face aux violences sexistes ou sexuelles est distribué aux étudiants. Depuis deux ans que ce document a été édité, « aucun problème n’a été remonté ».
*Tous les prénoms ont été modifiés
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