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Poser nu pour des étudiants en école d'arts

Certains sont caissiers, vendeurs ou serveurs dans un fast-food pour payer leurs études. D’autres ont un petit boulot un peu différent : ils sont modèles nu pour des dizaines d’élèves de l’École Nationale Supérieure d’Arts de Dijon. 

— Ce reportage est extrait de R45, la revue du master imprimée en février 2019, sous le titre « Tout nu et tout modelé »
Une femme pose nue devant un sculpteur

Le secret d’une sculpture réussie : respecter les proportions. © Zoé Theurel

La chaleur de l’atelier contraste avec le froid extérieur. Les joues sont rouges, les manteaux tombent. Les étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Dijon prennent place autour des tables, de grandes planches posées sur des tréteaux. Certains, méticuleux, enfilent une blouse pour se parer des tâches d’argile éventuelles. Puis chacun se réapproprie sa sculpture, commencée la semaine passée. « Tu lui as fait des seins énormes ! », lance un des élèves. Dans la salle, pas de néons. La lumière du jour, par une large vitre au plafond, inonde la pièce. Les murs, d’un blanc éclatant, semblent avoir assouvi les pulsions artistiques des étudiants au fil des années. Recouvert de tâches de peinture, le parquet craque sous chaque pas, à chaque mouvement. Dans un coin de la salle, un grand paravent noir trône parmi les chevalets et les morceaux de carton. Derrière, deux jeunes femmes, simplement vêtues d’une robe de chambre. Elles se placent au centre de la pièce, s’échangent un regard, quelques mots. Puis le silence. Ne subsiste que le son, à peine audible, des deux peignoirs glissant sur le sol.

« Je me suis dit pourquoi pas »

Dans un calme presque monacale, les élèves observent minutieusement. Puis ils malaxent l’argile, le creuse, le lisse. L’objectif : reproduire le plus fidèlement possible la silhouette qu’ils ont sous les yeux. Mélina, 22 ans, est étudiante en histoire de l’art à l’université de Dijon. « On voit souvent des peintures ou des sculptures de nu en cours, explique-t-elle. Je voulais voir comment ça se passait, l’envers du décor. » C’est après avoir vu une annonce sur les réseaux sociaux qu’elle a décidé de postuler comme modèle. « J’ai envoyé un CV et une lettre de motivation, puis j’ai rencontré Carlos, le prof, pour qu’il m’explique comment ça allait se passer. Il a répondu à mes questions et m’a aussi montré son travail. En tout, on a parlé pendant plus de quatre heures ! »

Léa, elle, a déjà été modèle pour des artistes particuliers. « Poser pour une école, je me suis dit pourquoi pas. C’était un nouveau défi personnel que j’avais envie de relever. J’ai envoyé ma candidature avec quelques photos nues de moi, puis j’ai été rappelée », se souvient-elle.

« Un support de travail un peu déshumanisé »

Les sculpteurs en herbe s’affairent à modeler le buste des deux jeunes filles. « Ça change du dessin, note Capucine, élève en première année. Il faut observer tous les détails du corps, c’est un peu gênant au début. » Jade, sa camarade, s’est vite adaptée : « On oublie rapidement que c’est une personne qu’on a devant nous. On la voit comme un support de travail un peu déshumanisé. » 

Une fois durcies, les sculptures seront évaluées et notées. © Zoé Theurel

Les modèles posent déjà depuis plus d’une heure. Les membres s’engourdissent, les bouches s’assèchent. Mélina et Léa, d’un signe de tête, s’accordent pour faire une pause. Elles endossent leurs peignoirs et attrapent la bouteille d’eau posée derrière elles. « Je ne suis pas très à l’aise avec mon corps, confie Léa. Poser comme ça, c’est une manière de me le réapproprier, d’avoir d’avantage confiance en moi. Le seul problème quand on bosse pour une classe, c’est que le corps n’est pas trop respecté. Un particulier arrive à te capter et te fais travailler une pose avec laquelle tu te sens à l’aise. Ici, on a moins de temps, donc on est tendu, crispé. »

« La première fois, j’avais la tremblote »

Les souffleurs d’air chaud, placés derrière chaque modèle, sont remis en marche. Les filles reprennent leur posture au centre de l’atelier. Un compas d’épaisseur à la main, outil pour mesurer les proportions, Carlos Castillo, lance quelques conseils : « Examinez bien le modèle, où est le poids du corps, la ligne des épaules. » Les doigts couverts d’argile, les étudiants s’appliquent. Certains bustes sont assez réalistes, d’autres un peu plus difformes. L’un d’entre eux plaisante : « Je lui ai fait des fesses toutes plates, heureusement qu’elle n’est pas comme ça en vrai ! »

Après trois heures de concentration, la séance touche à sa fin. Nouant son peignoir, Mélina s’approche des sculptures, scrutant les travaux des élèves dans les moindres détails. « C’est une bonne expérience de poser pour du modelage, affirme-t-elle. Je n’ai aucun problème avec le fait d’être nue, j’espère même pouvoir continuer l’année prochaine. Et puis c’est un moyen d’arrondir les fins de mois : 13 euros de l’heure, ce n’est pas négligeable. » Alors que les étudiants rangent le matériel, les modèles se glissent derrière le paravent pour se rhabiller. « Je me souviens du premier cours, raconte Léa. J’avais la tremblote, j’étais toute rouge. Maintenant ça va beaucoup mieux. Le seul moment où je me permets de rater une séance, c’est quand j’ai mes règles. » Peu à peu, la grande salle de l’ENSA se vide. On boutonne les manteaux, on noue les écharpes. Le parquet craque à nouveau sous les pas des élèves, qui rejoignent le froid extérieur. Les sculptures, elles, resteront bien au chaud.

« Il n’y a pas de norme pour être modèle »

Carlos Castillo est professeur à l’ENSA depuis 25 ans. Pour lui, le nu est un exercice difficile mais indispensable :  « Il y a tout un travail sur la lumière, les reliefs, les proportions. L’important, c’est l’observation. » Pour le modelage comme pour le dessin, les modèles de nu sont fréquemment sollicités. Quatre modèles sont engagés pour l’année, ainsi que quatre « remplaçants ». « J’ai reçu une quinzaine de candidatures. Pratiquement que des filles, les garçons doivent être plus complexés ! s’amuse le professeur. Pourtant, il n’y a pas de norme pour être modèle, tous les corps sont intéressant à travailler. » Toutefois, poser nu reste encore tabou. « En Amérique Latine, où j’ai fait mes études, les modèles sont difficile à trouver. La plupart du temps, on embauche des prostituées. »