- 14 juillet 2025
- Presse écrite
Leur parent est mort « pour la France » : l’État a-t-il abandonné ses pupilles ?
Ils sont fils ou filles d’un parent « mort pour la France » : parmi les milliers de pupilles de la Nation que compte le pays, certains remettent en cause ce statut censé les protéger. D’autres expriment un sentiment d’abandon et estiment que les aides perçues sont insuffisantes.
Françoise Mazet, 83 ans, n’a aucun souvenir de son père. Elle avait quinze mois quand il fut tué lors de la Seconde Guerre mondiale aux 60 millions de morts, dont près de 500 000 en France. Des générations entières brisées, des familles par milliers en deuil. Françoise est l’une d’entre elles. Son père est tombé dans le maquis en 1943, alors qu’il avait rejoint la Résistance : « J’ai souffert de son absence ». Derrière ces mots simples se cache une douleur tapie. Elle grandit avec sa mère dans le Jura, sous le statut de pupille de la Nation : comme d’autres orphelins dont un parent a été fauché par la guerre, elle a été adoptée par l’État. Attribué par le tribunal, le titre est censé garantir la reconnaissance d’un sacrifice. Mais le soutien, selon elle, ne s’est pas matérialisé : « 150 anciens francs [soit l’équivalent de 3,60 euros aujourd’hui, en tenant compte de l’inflation, ndlr] par mois en 1957-58 et 100 [soit 2,40 euros, aujourd’hui, en tenant compte de l’inflation, ndlr] pour les fournitures scolaires ». Ces sommes étaient dérisoires au regard des besoins de sa famille, sa mère et de son frère. Elle ajoute, pourtant gênée : « Cela n’a pas été simple de porter ce titre. Mes copains achetaient leurs livres, moi, c’était pris en charge par le rectorat ». Une aide ponctuelle, bien réelle, mais loin de suffire à combler l’absence d’un père et les difficultés du quotidien. À l’époque, le père était le chef de famille. Sans lui, tout basculait : plus de revenu, plus de repères. Ce statut devait combler ce vide symbolique.
En 2024, le budget total affecté à l’accompagnement des pupilles de la Nation est de 9,675 millions d’euros : 5,9 millions pour les pupilles mineurs ou en poursuite d’études, et 3,7 millions pour les pupilles majeurs ou orphelins de guerre. © Ryan Horvath
Derrière cette reconnaissance officielle, le soutien limité apporté aux pupilles s’avère également flou et inégal. Certaines rentes mensuelles accordées par le tribunal aux pupilles pendant leur minorité reposent sur des critères jugés arbitraires. « Il y a des personnes dont le père a été fusillé par les Allemands, mais qui ne rentrent pas dans le principe d’indemnisation », indique Isabelle Oula, la présidente de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONaCVG) du Jura. « Si le résistant a été tué dans la rue par hasard, pas d’indemnisation. Mais s’il a été convoqué et fusillé, alors il y a indemnité », détaille-t-elle. « La différence est minime, c’est injuste », s’indigne Françoise, qui elle-même n’a jamais reçu de dédommagement supplémentaire pour son père tué par les nazis.
À ses 21 ans, coupure nette. Plus d’aides pour ses études, plus d’accompagnement financier sans qu’elle comprenne pourquoi. Elle avait encore besoin de soutien, mais la loi l’a décidé ainsi. « Passé la majorité, être pupille ce n’est plus qu’un devoir de mémoire », murmure-t-elle, amère. Ce n’est pas tant l’argent qui lui manque, mais la reconnaissance qui s’arrête brusquement. Elle conserve bien le titre de pupille de la Nation, mais le soutien moral et l’accompagnement concret de l’État, eux, ont disparu. Une fois adulte, elle se retrouve seule face à un passé lourd, sans réponse sur les aides dont elle aurait pu bénéficier.
Une promesse républicaine
En pleine Première Guerre mondiale, l’État créé, en juillet 1917, le statut de pupille de la Nation pour les enfants dont les parents sont morts pour la patrie. La symbolique est forte : adopter ces orphelins et leur offrir une protection morale et matérielle. Depuis sa création, près de deux millions d’enfants ont été déclarés pupilles de la Nation. En 2025, ils sont encore environ 4 000 pupilles en France à être suivis par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONaCVG), géré par le ministère des Armées. Il est difficile de les quantifier avec précision, beaucoup n’étant pas connus ou recensés et les registres ne sont pas toujours mis à jour en cas de décès. En théorie, ils ont le droit de 200 à 300 euros d’allocations par mois jusqu’à 21 ans. Et à des aides à la santé, à l’éducation et à la formation professionnelle… Cela inclut, par exemple, le financement du permis de conduire, des aides pour suivre une formation qualifiante, ou encore la prise en charge partielle du BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur). Des dispositifs peuvent également accompagner l’orientation ou faciliter l’accès à certains concours ou écoles spécialisées. Mais la réalité, elle, est plus complexe.
À Lons-le-Saunier (Jura), Françoise Mazet (à droite) échange avec Isabelle Oula, présidente départementale de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONaCVG) pour le Jura. © Ryan Horvath
Si l’État recense les pupilles et les indemnise au travers des services départementaux de l’ONaCVG, l’accompagnement, lui, est estimé insuffisant par des bénéficiaires, ou totalement méconnu. Beaucoup réclament qu’il soit plus humain et plus personnalisé, pour apporter un vrai service dans leurs démarches et dans leur vie quotidienne, au-delà de simples aides financières. D’autres souhaitent surtout que ce soutien ne s’arrête pas brusquement à leurs 21 ans, mais qu’il les accompagne durablement, pour ne pas se retrouver seuls face aux défis de la vie. Il est toutefois possible de continuer à recevoir une prise en charge financière, même minime, une fois la majorité obtenue, pour faire face aux imprévus. On parle alors de quelques centaines d’euros mensuels, pour payer des dépenses quotidiennes, comme l’entretien du chauffage en hiver. « Mais elle reste rare et surtout conditionnée à une adoption officielle par l’État avant l’âge de 18 ans », précise Isabelle Oula, présidente départementale de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONaCVG) du Jura.
« Passé la majorité, être pupille ce n’est plus qu’un devoir de mémoire »
Françoise Mazet, âgée de 83 ans et pupille de la Nation
De leur côté, le Ministère des Armées et l’ONaCVG, sollicités au sujet de ces manques, éludent la question. Ils se contentent de rappeler que « le statut de pupille est accordé à vie, mais l’État assure la protection jusqu’à l’âge de 21 ans ». Leurs réponses restent vagues, se limitant à parler des aides existantes. Ce silence, cette esquive, renforcent un profond sentiment d’abandon. La douleur des pupilles de la Nation n’est pas celle d’un deuil ordinaire : elle vient aussi d’une promesse non tenue. L’État les a symboliquement adoptés, leur jurant protection et mémoire, puis les a subitement oubliés. Laissant la cicatrice se refermer seule, trop tôt, trop mal.
D’un côté, les dossiers des pupilles de la Nation s’accumulent à l’ONaCVG du Jura. De l’autre, les bénéficiaires peinent à se repérer parmi des soutiens trop flous. © Ryan Horvath
Un manque d’écoute, au-delà de l’aide financière
Ni systématiques, ni automatiques à l’âge adulte, les aides monétaires supposent également beaucoup d’implication de la part des pupilles de la Nation. Ce qui constitue un frein important pour ceux qui ignorent leurs droits. Autrefois, les maires se chargeaient d’informer les familles des démarches et des bourses possibles. Aujourd’hui, certains dossiers restent en suspens. « Simplement parce que les bénéficiaires potentiels ne sont pas informés ou n’osent pas », explique Isabelle Oula. Le processus de reconnaissance implique aussi de justifier les circonstances du décès. Obtenir ce statut relève alors d’un véritable parcours du combattant administratif. « Certaines personnes se retrouvent à devoir prouver des faits datant de plusieurs décennies, avec des documents parfois inexistants ou difficilement accessibles », ajoute-t-elle.
Depuis 2016, Françoise Mazet est présidente de l’association des pupilles de la Nation et orphelins de guerre du Jura. Chaque semaine, elle reçoit des appels de personnes, qui comme elle, cherchent à comprendre quels droits il leur reste. Elle les accueille régulièrement dans les locaux un peu vétustes de l’ONaCVG de Lons-le-Saunier (Jura). Un ancien bâtiment administratif, aux murs défraîchis et aux fenêtres mal isolées. La bénévole, elle, dit se heurter à l’indifférence de l’État et à un hic géographique : un contraste entre les pupilles de la campagne et de Paris. En ville, les allocataires disposent de subventions plus faciles d’accès : les services administratifs y sont mieux organisés, avec davantage de guichets, de permanences et de personnel pour les accompagner. À la campagne, les démarches sont souvent plus longues et compliquées, faute d’interlocuteurs disponibles. « Les ministres ne nous connaissent pas, nous à la campagne, nous n’avons jamais eu grand-chose », soupire la Jurassienne, Françoise. Ce déséquilibre territorial rend là encore le système inégal : les chances d’être bien accompagné dépendent largement de l’endroit où l’on vit. D’autant que les aides reposent généralement sur des décisions locales ou l’engagement ponctuel d’associations. Sans barème national ni obligation de suivi, de fortes disparités se créent entre les différents récipiendaires. À travers son association, Françoise constate des situations injustes au quotidien. Comme elle, d’autres collectifs plaident pour un dispositif plus équitable, plus accessible, avec des critères d’indemnisation revus et un suivi prolongé au-delà de la vingtaine. Mais d’autres inégalités de prise en charge s’ajoutent encore.
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Des orphelins inégalement traités selon les guerres
Élisabeth, 63 ans, a grandi avec la même absence. Son père, Georges, officier français, est tué en Algérie le 1er juin 1962. Une autre guerre, une autre génération, mais le même chagrin. Comme Françoise, elle n’avait que quelques mois lorsque son papa meurt. Pourtant, son statut de pupille ne sera reconnu qu’après ses études. Alors que les blessures étaient vives, l’État a longtemps préféré le silence, réduisant la guerre d’Algérie à de simples “événements”. Il a fallu attendre 1999 pour que le conflit soit officiellement admis comme une guerre, par la France. Avant cela, pour l’État, la mère d’Élisabeth n’était pas considérée comme une vraie veuve de guerre. De son côté, l’administration lui signe alors un chèque dérisoire pour la symbolique : « le montant était tellement bas que je ne m’en rappelle plus ». Ce regard officiel trop tardif, a laissé sur le bord de la route des centaines d’enfants. Conséquence d’un conflit, longtemps considéré comme une opération de maintien de l’ordre. Ce sentiment d’injustice touche ainsi toutes les familles endeuillées par l’Algérie. « Il n’y a pas eu d’adoption par la Nation à cette époque-là », indique Isabelle Oula.
Mis en place lors de la Première Guerre mondiale par l’État, le statut de pupille de la Nation, a fêté son centenaire en 2017. © Ryan Horvath
Issue d’une fratrie de cinq, élevée par une mère veuve sans ressources, Élisabeth n’a jamais oublié cette précarité du quotidien : « ma mère achetait ce qu’elle pouvait, les légumes les moins chers. On mangeait des patates et des nouilles ». Entre moqueries et railleries, la Dijonnaise a connu l’amertume de ce rejet jusque dans la cour de récréation et en classe. « Quand j’étais en primaire, au lieu de préparer des cadeaux pour la Fête des pères, je devais faire des exercices supplémentaires de maths ». La quête du 11 novembre, au profit des anciens combattants et pupilles de la Nation, est le moment de l’année le plus douloureux. Une corvée : « Nous devions aller de maison en maison avec des tirelires pour collecter des fonds. Je voyais ça comme un rappel constant de mon statut d’orpheline. Je ne voulais pas être perçue comme une enfant qui mendiait ». Elle soupire : « On m’a dit mots pour mots que je n’étais pas une vraie orpheline de guerre. Ça marque à jamais une enfant ». Son esprit a fini par enfouir cette douleur, jusqu’à ce qu’un accident cérébral survenu il y a 13 ans, fasse remonter à la surface une vague de souvenirs d’enfance.
Les années 90 marquent une période d’évolutions du côté de l’État : le statut intègre progressivement les enfants de gendarmes, CRS, magistrats ou pompiers morts ou blessés en service. En 1999, cette ouverture se confirme avec l’Algérie. Faut-il ainsi continuer à multiplier les catégories de pupilles ou repenser globalement la reconnaissance pour tous les enfants de personnes mortes en service ?
Un avenir malgré tout, en dents de scie
En 2015, ce sont les enfants dont les parents ont été tués ou blessés comme simples victimes lors d’un attentat, qui accèdent désormais au statut de pupilles de la Nation. Une avancée importante qui témoigne, selon Emmanuelle Mauret, historienne et spécialiste de l’histoire des anciens combattants et des pupilles de la Nation, « d’une prise de conscience progressive de la société et des pouvoirs publics », du traumatisme vécu par ces enfants, dont la souffrance n’est pas moindre sous prétexte que leurs parents n’étaient pas en mission ou en uniforme. Pourtant, la question de l’extension de ce statut reste délicate. « À ce rythme, on pourrait aussi reconnaître le boulanger qui œuvre pour le peuple », ironise-t-elle, soulignant la difficulté de fixer des critères précis entre reconnaissance symbolique et aide concrète. Certaines figures politiques, comme Élisabeth Borne, ministre de l’Éducation nationale, reconnue pupille après le suicide son père – ancien résistant et déporté – en 1972, ont exprimé une sensibilité à cette cause, mais sans pour autant impulser de réforme. « Ce que prévoit la loi, c’est avant tout une reconnaissance symbolique d’un événement, pas une reconnaissance concrète du décès », rappelle Emmanuelle Mauret.
Le 8 mai 2025, lors des commémorations à Dole (Jura), Françoise Mazet a déposé une gerbe en mémoire de son père, mort pour la France. © Françoise Mazet
Depuis 2015, les services départementaux et le ministère des Armées organisent des journées de cohésion dédiées aux pupilles et proposent un service d’accueil et d’écoute pour répondre à leurs interrogations. Notamment pendant les commémorations du 11 novembre ou les événements majeurs comme le 14-Juillet. La Dijonnaise Élisabeth se souvient ainsi de son invitation au centenaire des pupilles de la Nation, à Paris, en 2017 : « Nous étions une dizaine, je représentais la guerre d’Algérie ». Ce jour-là, elle a éprouvé autant de reconnaissance que de solitude : « C’est ici que j’ai vraiment ressenti, pour la première fois, le besoin de comprendre ce que signifiait la perte de mon père ».
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