« Uber Dealer » : la drogue à votre porte
Se faire livrer de la cocaïne ou du cannabis à domicile en quelques clics, c’est possible. En Bourgogne-Franche-Comté comme partout en France, le phénomène de la vente de stupéfiants via les réseaux sociaux se répand de plus en plus. Une nouvelle manière de s’approvisionner très appréciée des jeunes.
Un client en attente de son dealer après la prise de rendez-vous. © Laurie Chaigne
« J’ai juste à envoyer un message à mon “Uber Dealer” pour qu’il me livre en bas de chez moi », se réjouit Charles*, 23 ans, responsable communication et habitant en centre-ville de Besançon. Le jeune homme utilise ce mode de livraison depuis trois ans, pour se fournir en cannabis. Connu pour son service de voiture de transport avec chauffeur et de livraison de nourriture, Uber Eats, le géant américain a vu son concept détourné par les fournisseurs et les consommateurs d’une marchandise totalement illégale : les stupéfiants.
Pour Julien, 20 ans, consommateur de cannabis et de drogues dures (ecstasy, champignon et kétamine) depuis deux ans, le service de livraison « facilite la chose, il y a moins de risques, pas besoin de se déplacer avec de la drogue sur nous. »
« Pendant le confinement, on m’a dit qu’on pouvait acheter de la drogue en ligne. Comme on ne pouvait pas sortir, j’ai tout de suite essayé », témoigne Georges, 23 ans, domicilié dans un village à 20 kilomètres de Besançon. « Avant, j’achetais à “la pointe” [lieu de vente fixe de stupéfiants, ndlr], mais depuis que je me suis fait contrôler par les flics à côté du point de deal, j’ai arrêté. Avec les “Uber Dealer” il y a un côté sécurisant », ajoute le dessinateur industriel, qui consomme du cannabis depuis 6 ans.
Pour se faire livrer, il suffit de télécharger des applications de messagerie comme Snapchat ou encore Telegram qui disposent de canaux d’échanges privés. Sur leurs profils numériques, les trafiquants exposent, comme dans un catalogue, les produits disponibles et les tarifs. C’est ce que nous avons pu vérifier en testant ce service pour notre enquête. En quelques minutes, notre demande d’accès est acceptée par l’un des nombreux canaux Telegram, indiqué par un consommateur. L’offre de produits est vaste : 10 euros les 2 comprimés d’ecstasy de 300 milligrammes, 30 euros le gramme de kétamine, 70 euros les 25 grammes de cannabis et 50 euros les 3 grammes de space-cake, [gâteau cuisiné avec du cannabis, ndlr]. Avec l’obligation de commander au minimum 20 euros pour une livraison en centre-ville de Besançon et 30 euros en dehors de l’agglomération.
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Nous envoyons un message avec notre adresse, la quantité et le produit désiré. Comme c’est notre premier achat, le fournisseur exige d’envoyer une photo de notre visage et de notre carte d’identité. Temps de livraison estimé : 30 minutes. Une heure et demie après, nous recevons enfin un message qui nous précise la marque et la couleur de la voiture et nous descendons récupérer notre achat. Là, l’échange est rapide : nous tendons le billet, lui la marchandise, et le coursier repart aussi vite qu’il est arrivé.
Exemple de canaux Telegram, proposant la drogue en livraison. © Valentin Loisel
Le procédé surprend par sa facilité, mais il ne fait pas que des clients satisfaits. Charles alterne livraison à domicile et achat chez le vendeur : « La livraison c’est plus simple et moins dangereux. Mais pour le même prix tu auras une plus grande quantité en pointe. En plus, les livreurs sont toujours en retard », comme nous l’avons nous même expérimenté.
C’est aussi la relation nouée sur un lieu de vente avec un dealer régulier qui manque à certains consommateurs : « Je préfère quand même aller sur les points de deal, il y a plus de rapport humain. La dernière fois, je me suis retrouvé à faire un Fifa [partie de jeu vidéo, ndlr] dans l’appartement du dealer », s’enthousiasme Charles.
Une stratégie marketing bien rodée
Les vendeurs par livraison cherchent donc à instaurer une relation de proximité avec leurs clients, en s’inspirant des stratégies de communication et de marketing des produits de grande consommation. « Être “Uber Dealer” c’est avoir un truc en plus qui fait que tout le monde va acheter chez toi », insiste Mael, 24 ans et ancien « Uber Dealer », connu sur le réseau Snapchat sous le pseudonyme LaFouine. « Déjà, se déplacer, c’est important, les clients ont la flemme. Mais on fait aussi des promotions, des goodies et des cartes de fidélité. Par exemple, tous les 100 euros d’achat, j’offrais un petit truc, un briquet ou un grinder [outil pour broyer de l’herbe, ndlr]. »
Échanger régulièrement sur les messageries numériques avec leurs clients est un autre moyen pour les dealers de les fidéliser : « Je m’entends bien avec le mec avec qui je parle sur Telegram. On se fait des blagues, ça casse le cliché du dealer de cité, on a l’impression qu’on parle à un pote », admet Rémy, 22 ans et étudiant en communication.
Un nouveau défi pour la lutte contre le trafic
Du côté des services de police et de gendarmerie, le phénomène paraît difficile à endiguer. Les « Uber Dealer » passent facilement inaperçus dans le flux de circulation des voitures, ce qui réduit les risques de contrôles. « C’est également difficile de distinguer le trafiquant du consommateur, car les livreurs se déplacent avec de faibles quantités », pointe un gendarme mobile de Franche-Comté qui souhaite garder l’anonymat. Afin d’identifier ces dealers mobiles, les techniques d’enquêtes s’adaptent. Les forces de l’ordre infiltrent les réseaux sociaux et utilisent les vidéosurveillances de la ville et des commerces pour pister les coursiers en livraison. Ils peuvent ensuite placer l’organisateur du trafic sur écoute téléphonique.
Malgré son développement fulgurant, ce mode de vente n’est toutefois pas la priorité de la police. Les interpellations de livreurs aboutissent à des saisies de drogues et d’argent souvent décevantes au regard des moyens engagés. « On surveille davantage les points de deal classiques, où on peut mettre la pression sur les dealers pour déranger le trafic », confirme le gendarme.
Les professionnels de la santé s’alarment de l’accessibilité aux stupéfiants
Les associations de prévention en addictologie alertent sur les dangers de ce nouveau moyen d’accès à une large variété de drogues, pour un public plus jeune. « Avec ce service de livraison, les ados trouvent plus facilement de la drogue dure comme de la cocaïne », s’inquiète Etienne Daisey, chef de service du Centre de Soin d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) et du Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques des Usagers de Drogue (CAARUD) de Dijon.
« Le cannabis reste numéro 1 chez les moins de 25 ans, en deuxième position l’alcool et en trois, la cocaïne qui a maintenant une meilleure image que le tabac chez les jeunes », constate Etienne Daisey, dont le service mène des opérations de sensibilisation sur l’usage de stupéfiants dans les milieux scolaires. Selon le chef de service, l’accessibilité des produits en livraison, « favorise aussi une consommation répétée, jusqu’à créer une dépendance au produit ». Un engrenage que Charles a constaté dans sa propre consommation de cannabis : « Dès que je n’ai plus rien chez moi, je passe commande. Ils m’ont rendu encore plus accro, ils ont gagné. »
*NDLR : Tous les prénoms utilisés et les noms des canaux Telegram ont été modifiés afin de protéger l’identité des interlocuteurs
Addiction : Où se faire aider à Dijon
Implantée à Dijon, la SEDAP (Société d’Entraide et d’Action Psychologique) accueille les personnes concernées par des problèmes d’addiction (drogue, alcool, jeux, etc…). En 2022, 14 691 personnes ont été prises en charge, d’après le rapport d’activité de l’association.
Au sein du SEDAP, le CAARUD (Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des Risques des Usagers de Drogue) est un centre sans rendez-vous pour les consommateurs à la recherche de soutien. En 2022, 4 736 passages ont été enregistrés. Le service fournit du matériel propre, comme des seringues. En 2022, le volume de matériels d’inhalation, servant à la consommation de la cocaïne et du crack, a augmenté de 13% par rapport à 2021. Le CAARUD tient également des stands de prévention dans des lieux festifs.
Le CSAPA, (Centre de Soin d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie) assure un suivi sur rendez-vous avec des travailleurs sociaux, des infirmiers, des psychologues et des addictologues. Les bénéficiaires sont soit volontaires, soit soumis à une obligation de soin du tribunal. En 2022, le service a accompagné 1 131 personnes dont 20% de moins de 25 ans. L’organisme mène également des actions de prévention dans les établissements recevant des mineurs afin de les sensibiliser aux risques des stupéfiants.
Pour plus d’informations et obtenir une prise en charge :
N° de téléphone SEDAP : 03 80 68 27 27
Adresse d’accueil sans rendez-vous : 6 avenue Jean Bertin, 21000 Dijon
Mail : sedap@addictions-sedap.fr
- Sofiane Sefrioun et Valentin Loisel
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