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Être moine à l'Abbaye de Cîteaux : « Nous ne sommes pas en prison »

Frère Philippe est moine depuis l’âge de 33 ans à l’Abbaye Notre-Dame de Cîteaux. À travers son parcours, il raconte la vie au sein de l’ordre, dans laquelle se mêlent intimités personnelle et communautaire.

— Ce reportage est extrait de R45, la revue du master imprimée en février 2018, sous le titre « Intimités plurielles à l’Abbaye de Cîteaux »

Prière face au Saint-Sacrement. © Élodie Perret

Nuit noire. 4 h du matin à peine, les moines de l’abbaye Notre-Dame de Cîteaux, réveillés depuis une demi-heure, s’apprêtent à se rendre à l’église pour le premier temps de prière quotidien. Durant cet office, appelé Vigiles, les cisterciens alternent chants, lectures, écoutes et silences dans une ambiance solennelle.  Ils sont une vingtaine à consacrer leur vie à leur foi dans cette abbaye cistercienne portant une dévotion particulière à Marie. Parmi eux, frère Philippe. « Je ne peux pas aller aux Vigiles sans un premier café, sinon je m’endors », ironise-t-il. À 52 ans, Philippe est moine à l’abbaye depuis 19 ans. Pourtant, il n’était pas chrétien 31 ans auparavant. « Chacun est en chemin. L’intimité avec Dieu et la connaissance de soi permet de s’ouvrir plus profondément à d’autres intimités plus grandes », explique frère Philippe.

« Je sentais un manque profond me poussant à changer de vie. C’était la recherche de l’absolu, de l’amour absolu et de sens : l’appel de Dieu »

Philippe, lorsqu’il n’était pas encore frère, vivait dans la région grenobloise. « Vu de l’extérieur tout allait bien, mais je sentais un manque profond me poussant à changer de vie. J’ai ensuite compris que c’était la recherche de l’absolu, de l’amour absolu et de sens : l’appel de Dieu », témoigne le quinquagénaire, aujourd’hui comblé. À l’époque, Philippe est baptisé mais n’est pas croyant et n’a jamais réellement entendu parler de la religion chrétienne, ni même par ses parents.

Du bouddhisme au christianisme

« Un jour m’est venu à l’esprit le besoin de pratiquer le karaté traditionnel, alors que je ne connaissais pas le moins du monde cette pratique », raconte Philippe. Porté par cette envie inopinée, il intègre un club de karaté traditionnel. Au-delà de l’aspect sportif, il découvre les traditions japonaises des arts martiaux et leurs dimensions spirituelles. Au cours d’un stage de karaté avec sabre, Philippe rencontre un groupe de personnes pratiquant le Shugendō ou bouddhisme ésotérique japonais. Curieux de nature, le futur moine les accompagne et devient pratiquant. Il suit ce mouvement avant de se convertir au bouddhisme tibétain. « Je ne suis pas du genre à faire les choses à moitié. Je suis allé passer une retraite de cinq mois dans un temple tibétain sur les hauteurs grenobloises », précise-t-il. Ses parents avaient alors pour voisin un groupe de prêtres avec qui Philippe discute de spiritualité. Suite à de nombreux échanges, un des prêtres lui propose de réaliser une retraite chrétienne au sanctuaire Notre-Dame de la Salette et lui confie une Bible. Il comprend que depuis tout ce temps, c’est Dieu qui l’appel et le guide pour venir à lui. « J’ai alors demandé une adresse où pouvoir approfondir ma foi et prier. On m’a envoyé à l’abbaye de Cîteaux », raconte Philippe. Se crée alors une intimité avec Dieu, par laquelle Philippe se livre et lui demande de l’aide, durant les temps de prière.

L’intimité religieuse permet aux moines de vivre pleinement en communauté. © Élodie Perret

En entrant à l’abbaye, les moines renoncent à beaucoup de choses afin de revenir à l’essentiel. Ils ont toutefois le droit de garder quelques effets personnels. « J’ai toujours ma première Bible, un chapelet et une représentation du Christ et de Marie », explique frère Philippe. L’aspect matériel est donc mis de côté au sein de l’ordre, et l’intimité personnelle est principalement spirituelle.

Une journée à l’abbaye est ponctuée par sept temps de prière dont certains individuels, renforçant leur intimité avec Dieu et leur foi. Les moines ont des temps libres : « Un des frères fait 30 kilomètres de vélo chaque dimanche, d’autres écoutent de la musique et sont très connaisseurs. Pour ma part, j’étais auparavant passionné de cinéma. Il m’arrive de regarder quelques films, mais ça n’a rien à voir avec avant. Je les regarde quart d’heure par quart d’heure quand j’ai le temps », témoigne le moine. Il occupe également son temps libre par l’écriture : « J’écris des poèmes basés sur la Bible et mon parcours. C’est une démarche d’intelligence et de cœur. » Cette intimité personnelle et religieuse est nécessaire pour vivre en communauté. Elle facilite l’ouverture aux autres et à des intimités relationnelles plus fortes. « Cet aspect ne concerne pas seulement les religieux au sein d’un ordre. On l’observe également dans la société entre laïcs », constate frère Philippe.

Une question d’équilibre

La vie communautaire est organisée autour des offices religieux et du travail. Au sein de l’abbaye, chaque moine a un rôle : administration, fromagerie, hôtellerie, etc. Frère Philippe, lui, est responsable de l’infirmerie, accueillant les moines malades et dépendants. « La joie de vivre avec Jésus permet de vivre intimement avec ses frères », intervient Philippe. L’affectif et l’amitié sont possibles mais chaque frère doit faire preuve de discernement. L’implication des moines se doit d’être en priorité pour Dieu et la communauté. En effet, les relations amicales ne doivent pas provoquer de troubles au sein de l’ordre, de jalousie ou un éloignement de Dieu. « C’est une question d’équilibre », résume frère Philippe.

La zone de clôture est réservée aux moines, pour assurer leur retrait de la société. © Élodie Perret

Les relations avec les familles et amis extérieurs sont très normées. Chaque frère dispose d’une semaine par an pour voir sa famille et ses amis. Ce n’est pas le frère qui quitte l’abbaye, c’est à la famille et aux amis de se déplacer. Durant cette visite, le frère et sa famille peuvent quitter l’abbaye, mais en restant à moins de 12 kilomètres et dans des endroits qui ne sont pas fréquentés. « Si la famille ne peut pas se déplacer, l’abbé peut autoriser le frère à quitter le monastère  », précise frère Philippe. Les échanges postaux avec les proches sont également très réglementées. Un nombre d’envois est défini afin de ne pas détourner l’attention des moines de Dieu.

Ouvert au monde malgré un retrait volontaire

« Personnellement, j’ai deux amitiés fortes avec des femmes extérieures à l’ordre. Ces amitiés demandent une régularisation », explique le moine. À la question, peut-on quitter l’ordre pour vivre une histoire d’amour, le moine ironise : « Nous ne sommes pas dans une prison, chacun peut quitter l’abbaye si ce n’est plus sa place. » Au-delà du cercle amical ou familial, l’abbaye est ouverte au reste de l’ordre et de l’Église. « Comme notre abbaye est la maison mère de l’ordre mondial cistercien, nous avons beaucoup de visite d’abbés, de moines et de sœurs. Cela nous permet de rester en contact avec le monde », explique frère Philippe. Également ouvert vers l’humanité par la prière et la soif de savoir, cet aspect peut paraître paradoxal par rapport à la notion de clôture. « Les gens extérieurs sont souvent étonnés de voir les moines si bien informés », affirme-t-il. Il y a un réel retrait par rapport au monde, pour se concentrer sur leur foi par les différents temps de prière, mais cela n’empêche pas les moines de se soucier de l’actualité. « Certains frères ont accès à internet et nous avons une salle de revues et de journaux pour assurer un lien avec le monde », termine frère Philippe.