« Lecornu, c’est le nouvel iPhone : à la mode et aussitôt obsolète »

À Dijon, la journée « Bloquons tout » du 10 septembre a commencé par une action de blocage devant la gare, avant de se prolonger place de la République dans l’après-midi. Sur fond de nomination de Sébastien Lecornu à Matignon, vécue comme l’ultime provocation, la colère s’est exprimée dans la rue, pacifiquement mais avec détermination.

7 heures, station Foch-Gare. Deux silhouettes immobiles, allongées sur les rails de tram encore humides, cadenas autour du cou, coupent la ville en deux. Un jeune homme aux cheveux longs, keffieh sur les épaules, et une femme d’une trentaine d’années aux mèches grisonnantes, viennent de s’enchaîner aux barrières métalliques de l’arrêt pour bloquer la circulation du tramway.

Autour, entre soupirs, applaudissements, éclats de voix et rires, les réactions contrastées fusent. Thérèse, 72 ans, applaudit le sourire aux lèvres : « Enfin une action qui dit clairement ce que Macron et ses amis veulent nous faire : nous enchaîner avec leur austérité. »

Un manifestant s'est attaché à une barrière pour bloquer le tram

Après leur garde à vue de plus de 30 heures, les deux militants ont été déferrés au parquet de Dijon. Ils ont été remis en liberté ce jeudi 11 septembre peu avant 19 heures dans l’attente de leur procès (sources : Légal team Dijon) © Léo Thiery

« Macron préférerait nommer une chaise à Matignon que la gauche »

Des militants venus soutenir leurs camarades enchaînés tentent d’expliquer : « cette action symbolise les projets budgétaires qui étouffent les plus vulnérables ». Derrière son masque, l’un d’eux s’emporte à propos de la séquence politique : « Macron préférerait nommer une chaise à Matignon que la gauche. On n’attend rien d’eux, mais franchement, mettre un militaire qui bouffe avec Le Pen et Bardella, ça va très mal finir. » En référence aux « dîners secrets » entre l’ex Ministre des Armées et les cadres du RN chez Thierry Solère, révélés par Libération en juillet 2024.

La nomination à Matignon de Sébastien Lecornu, fidèle soutien de la première et de la dernière heure du président de la République, et seul survivant à tous les remaniements depuis 2017, semble être dans toutes les têtes.

 À quelques mètres de l’action, des lycéens rient et se bousculent en immortalisant la scène sur Snapchat : « on va être en retard avec une bonne excuse », s’amuse Safou, 15 ans, l’un d’eux, avant de préciser plus sérieusement : « en vrai je comprends que les gens soient en colère, c’est dur pour tout le monde, y compris à la maison ».

Vers 8 heures, une dizaine de pompiers interviennent avec une pince coupante électrique pour libérer les deux militants. Le cadenas du jeune homme résiste. Dans un silence tendu, le grincement métallique des montants sciés à la cisaille fait taire les quelques voix qui subsistent. L’activiste, visiblement ému, reste impassible, respirant calmement pendant que les secours le libèrent. La scène se répète pour la militante. Une fois le métal froissé et sectionné, ils sont tous deux placés en garde à vue sous les applaudissements des quelques soutiens présents.

À la fenêtre de l’hôtel quatre étoiles qui jouxte l’arrêt, une cliente secoue la tête avec désapprobation. Photographie saillante de deux mondes qui se frôlent sans se parler. Peu après, les traces de la scène s’effacent déjà, les cloches du tramway retentissent de nouveau et le trafic reprend.

Les étudiants s’étaient donnés rendez-vous à 13 heures sur le campus pour un atelier pancarte avant de rejoindre en cortège la manifestation place de la République. © Manon Tautou

Il faut attendre 14 heures, place de la République pour voir la foule s’épaissir de nouveau. Lycéens, étudiants, familles, retraités… Dans le cortège, quelques visages aperçus le matin réapparaissent. Selon les syndicats, ils sont environ 5 000 (3500 d’après la préfecture), à s’être donnés rendez-vous pour cette journée de mobilisation dans la Cité des Ducs.

Lecornu : on prend les mêmes et on recommence ?

Au milieu du cortège, Catherine, 54 ans, aide-soignante en arrêt maladie suite à un burn-out, fait part de son amertume : « Lecornu, c’est l’homme de l’armée et du nucléaire. Et maintenant, il est là pour nous faire avaler l’austérité. » Pour celle qui vit à Longvic, dans un petit appartement avec son fils au chômage, la colère des Français se nourrit de la déconnexion des élites. Dans la maison de retraite où elle travaille, « on court partout, on bâcle les toilettes des résidents. Et on devrait applaudir un Premier ministre qui n’a jamais mis les pieds dans un EHPAD ? »

La manifestation à Dijon

Depuis 2017, 158 Ministres ont été nommés par 7 premiers Ministres différents avec un total de 256 portefeuilles occupés. Un record sous la Ve République. © Elsa Berthier

Sous un soleil légèrement voilé, la déambulation se veut bon enfant, mais les mots d’ordre restent fermes. Entre deux slogans lancés au mégaphone, Stéphane, 54 ans – et presque autant passés dans le quartier des Péjoces de Dijon – est indigné par l’entêtement du président : « C’est insupportable. Macron tente désespérément de garder le pouvoir contre les Français, contre les votes. 33 millions de votants il y a un an, du jamais vu depuis quarante ans. » Pour cet ancien syndicaliste qui vient d’être licencié après plus de 20 ans chez Tetra Pak à Longvic, l’actualité politique a un goût amer. « Je regardais la passation de pouvoir à la télé juste avant. Ils sont entre eux dans leurs dorures pendant que tout le monde est dehors. C’est de la provocation. Ils sont en train de mettre le feu au pays et ils continuent à jeter de l’essence. »

Dans la même rue, Amine, 23 ans, étudiant en histoire, agite une pancarte bricolée réclamant la démission du président : « J’ai grandi à Chenôve, mes parents ont toujours couru de petit boulot en petit boulot. Quand je les entends [les dirigeants, ndlr] parler de « rigueur nécessaire », j’entends surtout qu’on va trinquer encore plus. » Et d’ajouter : « Personne n’y croit à Lecornu, pas même lui, car les mêmes causes produiront les mêmes effets. C’est Macron qui doit partir maintenant. »

Une pancarte accrochée sur la tête d'une manifestante

Dans le cortège, les slogans et revendications ne visaient pas que le nouveau locataire de Matignon mais d’autres thèmes comme la défense des services publics et la lutte contre le réchauffement climatique. © Elsa Berthier 

C’est bien LE sentiment qui ressort de cette journée : la nomination d’un macroniste de la première heure à Matignon ne passe définitivement pas. « Lecornu, c’est le nouvel iPhone : à la mode mais le même que le précédent et aussitôt obsolète », ironise un syndicaliste de la CNT, la clope au bec, en référence aux anciens chefs de gouvernement Michel Barnier et François Bayrou, tous deux mis en échec et incapables de franchir l’épineux obstacle du budget.

Après deux bonnes heures de déambulation dans le calme, le cortège est dispersé par des gaz lacrymogènes moins de trente minutes après son arrivée place Wilson, comme le veut la traditionnelle doctrine dijonnaise du maintien de l’ordre. À l’issue de cette rentrée des luttes, rendez-vous est déjà pris le 18 septembre prochain pour une nouvelle journée de mobilisation à l’appel de l’intersyndicale.